dimanche 30 novembre 2008

Plaidoyer pour une rationalité ouverte


Que nul n'entre s'il n'est géomètre.

Cette intimation, censément gravée au fronton de l'Académie de Platon (du moins, selon les néoplatoniciens alexandrins Jean Philopon et Élias), aurait eu pour motif de rappeler aux disciples du grand philosophe le préalable essentiel à ses enseignements, soit la capacité d'abstraction. Car la géométrie, de l'avis même de Platon, assurait parfaitement la médiation entre le monde matériel et celui des idées (lire ou relire, à ce propos, le Ménon). On retiendra de l'anecdote, amis lecteurs, que toute chevauchée exige une maîtrise certaine de sa monture, et que la randonnée risque de prendre une bien différente tournure selon qu'on enfourche le destrier ou la haridelle. Bref, n'entre pas qui veut dans le temple, ou encore (et moins abstraitement formulé), on ne peut espérer pénétrer et ainsi connaître le lieu tant convoité, sans d'abord s'astreindre aux préliminaires (!)

Or, nous voici justement au seuil d'un temple, d'un sanctuaire de l'irréalité, d'un Imaginarium. Mais pour en tirer profit, encore faut-il s'y initier, en nous interrogeant notamment sur la rationalité, et plus précisément sur sa... géométrie variable. Car la rationalité, amis lecteurs, n'a pas toujours eu le sens qu'on lui prête aujourd'hui. Certes, un même idéal d'ordre et d'intelligibilité, hérité des Grecs, postule depuis l'Antiquité l'existence d'un monde rationnel, d'un monde se laissant saisir par la raison. Concédons-le. Mais cet idéal s'est incarné et exprimé différemment dans le temps. Ainsi, à l'origine, le logos recouvrait pour les Grecs une réalité beaucoup plus vaste qu'aujourd'hui, englobant ou rassemblant dans un souci d'unité (sens premier de legein) tous les processus de la pensée menant à la parole ("parler", son sens second). Il en retourne que, pour Aristote notamment, on ne pouvait être dépourvu de logos qu'en étant dépourvu de parole, tels les animaux (aloga) et les plantes (phuta).

Le constat n'est pas banal. Il suggère, à l'instar du philosophe Michel Foucault en préface de son Histoire de la folie à l'âge classique (1961), que le logos grec n'avait tout simplement pas de contraire, et qu'ainsi toute déraison devait faire partie intégrante de la raison. Selon la philologue Barbara Cassin (Aristote et le logos, 1998), on en trouverait même la confirmation au livre Gamma de la Métaphysique d'Aristote, où l'on constate que paraphronein (penser à côté, penser de travers), c'est également allophronein (penser autrement), et donc toujours "penser". Quelles que fussent les conduites et aussi passionnées ou furieuses pussent-elles être, toutes se déployaient donc à l'intérieur du logos.

Pourtant, lorsqu'on scrute aujourd'hui le concept même de raison, on y trouve bel et bien un contraire: la folie. Et au rationnel, amis lecteurs, s'oppose de nos jours un "irrationnel" qui, tel un animal sauvage rodant aux limites de la conscience, menace constamment de la dévorer. Mais pourquoi une telle opposition? Comment est apparu, dans la pensée et le langage, ce dédoublement symétrique de l'entendement qui oblige désormais à exclure? Peut-être faut-il remonter à l'aube du Moyen âge alors que la théologie naissante, dans son effort de discernement par l'exercice de la ratio, avait précisément à effectuer ces tâches d'inclusion et d'exclusion dans l'élaboration du dogme chrétien et, partant, d'un "penser correct"? La raison se trouvant alors logée en Dieu, tout refus de la seule religion véritable n'aurait à l'évidence pu s'exprimer que par... déraison.

Quant aux Lumières (éclairant progressivement l'homme sur l'autonomie de la pensée devant les vérités révélées) on aurait pu croire au retour d'une volonté plus inclusive. Mais aussi salutaires pussent-elles être, les Lumières ne surent affranchir la raison d'un certain dogmatisme. Car disjointe d'un principe divin et ne se rapportant plus qu'à elle-même (n'étant non plus un moyen d'atteindre Dieu mais une finalité autonome logée en l'homme), la raison s'est tout simplement radicalisée, s'imposant dès la fin du XVIIIe siècle comme nouveau principe à partir duquel on distingue ce qui relève de l'orthodoxie ou de l'hérésie - cette dernière étant désormais désignée par le terme (péjoratif s'il en est) d'obscurantisme. Aussi cette raison relativement "étroite" est-elle, encore aujourd'hui, celle qui gouverne nos craintes (la peur de ce qui lui est extérieure) et qui nous incite à exclure, à disqualifier, selon qu'un discours s'inscrit (ou non) dans les catégories du prêt-à-penser rationalisant.

Pourtant, amis lecteurs, nous sommes fondés à entretenir un espoir, si l'on considère que des mises en gardes se font depuis longtemps et croissent en nombre. Ainsi l'écrivain et poète Charles Péguy nous exhortait, dès 1901, à ne pas fonder "une religion de la raison." Nous avons renoncé, disait-il, "à une religion qui nous commandait de faire maigre le vendredi saint; ne fondons pas une religion qui nous forcerait à faire gras ce même jour (...) Une religion de la raison cumulerait tous les vices religieux avec tous les envers des vertus rationnelles (...) Un catéchisme est insupportable. Mais un catéchisme de la raison tiendrait en ses pages la plus effroyable tyrannie." Une mise en garde qu'Edmund Husserl, dans La Crise de l'humanité européenne et la philosophie (1935), reprit à son compte en voyant dans l'objectivation du nationalisme la source même des totalitarismes.

En fait, tous ceux qui, à l'instar de l'épistémologue Gaston Bachelard, invitent désormais à "ouvrir le rationalisme" afin d'éviter d'enfermer la pensée dans une "raison close", ont ceci en commun qu'ils mettent en garde contre la négation de l'altérité que piloterait une rationalité devenue idéologique, voire dogmatique.

Bref, et pour conclure cette mise en appétit, ne soyons pas si prompts à condamner une pensée présumément déviante. Les nombreux auteurs et ouvrages, dont nous exposerons ici les idées, ne sauraient être appréciés à leur juste valeur sans d'abord maîtriser la complexe géométrie de la rationalité à laquelle appartiennent aussi les fruits les plus inusités (mais aussi parfois les plus savoureux) de la créativité et de l'imagination. Ce temple dont vous vous apprêtez à franchir le seuil n'est pas destiné à se moquer, mais plutôt à célébrer. Et au passage, j'en conviens, à savourer les plaisirs simples de la subversion.

4 commentaires:

Anonyme a dit…

Excellente introduction. Même les plus chimériques, voire complètement irrationnels et absurdes, des mythologies viennent dépeindre et expliquer des faits et gestes totalement rationnels, et ce depuis la naissance de l’humanité. La raison, par conséquent, limite notre pensée. Elle nous empêche de voir au-delà des mots. Je crois que tout un chacun a droit a sa propre interprétation personnelle du quotidien. C’est ce qui est la beauté du Verbe et de l’humanité. Un esprit ouvert est un esprit qui se nourrit et grandit chaque jour.

Benjamin-Hugo LeBlanc a dit…

Merci pour votre commentaire. Et heureux que l'introduction vous ait plu - même si une réaction négative aurait été une opportunité d'échange tout aussi intéressante.

En réalité, ce "plaidoyer" ne fait pour l'instant qu'enfoncer une porte déjà maintes fois ouverte, et notamment par une certaine postérité de l'illuminisme romantique, qu'on retrouvera dans la pensée d'un Schopenhauer, d'un Schelling, d'un Nietzsche. Qu'il suffise à nos amis lecteurs de relire le fameux paragraphe 344 du Gai Savoir, dans lequel Nietzsche soutient que "c'est toujours sur une croyance métaphysique que repose la croyance à la science." On pourrait aussi citer Bergson, Berdiaev, et tous ceux qui - comme Ortega y Gasset et Cioran - se sont employés à interroger la dimension mythique du rationalisme dit "classique". D'ailleurs, de nombreux travaux attestent désormais l'intérêt d'une rationalité plus inclusive, telle l'oeuvre classique mais datée de Lynn Thorndike sur ce que la science expérimentale doit aux courants pré-scientifiques et "magiques"; l'étude de Betty Jo Teeter Dobbs sur les laborieuses recherches alchimiques de Newton; les fécondes réflexions de Gilbert Durand sur l'imaginaire et ses structures anthropologiques...

En fait, la cause est entendue: l'irrationnel en tant qu'anti-rationalité n'existe pas en soi, de la même façon que le mythe de la messe noire est historiquement issu de l'imagination des clercs. Il n'existe qu'une raison imparfaite, parce qu'idéologisée, orientée et donc réduite à un seul aspect d'elle-même. Les petits Que Sais-Je? de la philosophe Françoise Bonardel sont d'ailleurs, à ce propos, très instructifs. Mais ce que j'espère pouvoir soutenir dans mes chroniques à venir, c'est l'idée selon laquelle la rationalité peut s'étendre au-delà des raisons "hermétistes", ésotériques, occultistes, pour en fait se déceler en tout - jusque dans les stratégies mises en oeuvre, au 19e siècle, par un Berbiguier pour se prémunir des persécutions que lui font subir des farfadets; jusque dans les réflexions d'un Docteur Faustroll qui, sous la plume d'Alfred Jarry, nous expose ses théories pataphysiques. Car - et c'est notre pari - dès que l'homme pense le monde, c'est qu'il l'ordonne à sa façon, mettant ainsi en jeu le fondement même de toute rationalité: le désir d'ordre et d'intelligibilité. Comment autrement pourrait-on expliquer qu'on trouve, dans les textes de nos amis pataphysiciens, une véritable esthétique?

Voilà donc notre défi, qu'on espère raisonnable. À moins qu'il ne soit jugé... irrationnel.

Anonyme a dit…

En fait, dans le quotidien, se côtoient le rationnel et l'irrationalité. L'un ne va pas sans l'autre. Ils sont constamment en confrontation. Chaque individu doit avoir ses propres repères (le rationnel) et une part de "rêve". Les individus n'utilisant peu ou pas leur irrationalité sont condamnés à vivre comme des machines et n'ont pas ce qu'on appelle des "zones grises". C’est grâce à celles-ci que nous pouvons réfléchir sur les différentes hypothèses. Ce qui fait de nous des êtres différents des autres matières sur terre (et peut-être dans d’autres mondes parallèles ou extra-terrestres) est notre capacité à réfléchir et voir plus loin que les simples faits. Depuis toujours, une certaines catégories d'hommes (notamment au niveau de la scolastique) manipulent et dictent le reste de la population. Qui sont-ils et de quels droits peuvent-ils imposer les balises de la société? Pour les gens de tous les jours, les êtres ayant un attrait pour l'irrationnel sont appelés des marginaux. Mais ce sont aussi ces mêmes marginaux qui font évoluer l'humanité. Tout comme il n'y existe pas de vérité universelle. Elle se trouve en chacun. Parfois à force de trop chercher, elle est juste sous notre nez et est variable pour chacun.

Au plaisir de vous lire bientôt.

nyavlis a dit…

oratio ô raison

tentatives incessantes de plaines d'herbe verte et grasse sur le mor humide, lourd, inébranlable - avoir enfin pied.
L'Absolue au corps ferme, si désirable.

Discours, concepts, schème, théorie, notion, idées, lois.

Pourtant ne se vit toujours que l'expérience - inexorables funambules sur le coton de Klotho.

La douleur d'une fracture, la folie d'une cadence, les paupières fragiles d'un petit ange, les mensonges manqués, le soleil brûlant.

La raison n'existe pas plus que la vérité. Mais le toucher. Le rêve. Les ruines. Sa peur. Mes peines. Leurs yeux.
Et le fil.
Et le ciseau.